LE RETOUR DE "LA PESTE" avec la Covid-19 (mars 2020)

Je reprends ici le récit interrompu en 1947 par le Docteur Rieux avec cette phrase d'Albert Camus : "Le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais". Aujourd'hui le virus succède au bacile mais le spectacle est le même, tout aussi déconcertant. Camus a évidemment tout dit avant moi. Et c'est tout de même désolant à la fin, ces gens qui vous piquent toutes vos idées avant... Je persisterai néanmoins.

En effet.

A chaque journal télévisé les statistiques augmentent, et avec les statistiques, la peur de chacun pour ses proches mais surtout pour lui-même. Nous réalisons que nous sommes mortels. Heureusement, disent les journalistes, les manifestations d'altruisme, et de soutien aux personnels soignants se multiplient. Les coeurs s'ouvrent, deviennent aimants ; la bienveillance remplace les méchancetés. "Plus rien ne sera plus jamais comme avant" a dit notre jeune président. Il a bon fonds, et de la bonne volonté, du bon "vouloir" comme on dit, derrière son front d'adolescent buté.

En effet. Le jour même on vit des autos d'infirmières fracturées pour y voler du matériel à revendre. L'une d'elle s'exclamait : "Prenez donc aussi ma sacoche pour aller travailler au bloc à ma place ce soir !" On vit aussi un ingénieur menoté : il avait volé deux respirateurs et des masques dans son hôpital. Et plusieurs soignants avaient trouvé dans leur boite-aux-lettres le soir, en rentrant d'une journée harassante, des lettres anonymes leur conseillant de déménager, et en attendant, de stationner leurs voitures plus loin.

J'ai demandé à mon ami Vincent ce qu'il en pensait. Il m'a dit que pour lui, on voyait bien ainsi que la peste était toujours là, et qu'elle n'avait jamais quitté certains coeurs. Qu'au contraire un temps endormie, cachée, entre les pages de livres poussiéreux, ou dans les méandres de cerveaux fatigués, elle reprenait vie brutalement, et rejaillissait d'homme en homme, de crachat de haine en cris de méchanceté baveuse, à l'infini répercutée. Ah elle n'était pas loin ! Et d'un seul coup elle renaissait partout, remontant à l'assaut d'une Humanité qui, une fois de plus, écarquillait les yeux sans y croire... Vincent, comme on le voit, est philosophe et réfléchit beaucoup.

J'en ai donc profité pour lui demander : Et Dieu dans tout ça?

Vincent me répondit qu'on savait bien aujourd'hui que la contagion de l'est de la France provenait d'une réunion de croyants dans une église évangélique. Ils célébraient ensemble leur foi dans la joie. Ils honoraient et remerciaient leur dieu, et non seulement ils furent foudroyés, mais encore ils furent envoyés vers leurs frères et leurs parents pour aller en foudroyer d'autres. Celà fut pire qu'un attentat. Puis, il y a trois jours, au milieu de la cohorte quotidienne de cadavres, une jeune fille de seize ans, qui riait de toutes ses belles dents, est morte elle aussi ; ainsi qu'un enfant belge de douze ans, forcément innocent. Que comprendre de cette succession d'horreurs ? s'interrogeait Vincent. Pour lui, on constatait avec effroi, si toutefois on y croyait encore, que l'idée d'un Dieu bon et juste, décidément, et définitivement était inconcevable. Or si Dieu n'existe pas, l'homme est seul. Pas d'autre choix donc que de se battre en s'unissant. Je lui répondis que je pensais bien qu'il avait raison, mais que malheureusement, l'homme n'a besoin ni de dieu ni de diable pour réveiller à tout moment la peste qui dort et être un fléau lui-même pour l'humain. Il m'a répondu que nous pensions trop.

A ce stade, je dois vous parler de mon ami Phil. Il a souvent des idées inattendues, et parfois divertissantes. Il me demandait hier si j'avais remarqué qu'on parlait de plus en plus des gros qui mouraient plus que les autres. J'avais vu en effet à la télévision les couloirs des urgences à Madrid encombrés de rangées de gros corps les uns derrière les autres. Chez nous aussi on voyait des successions de gros corps sur des civières partant vers les ambulances, puis le train, puis ailleurs. Les gros tombaient malades plus violemment que les autres et résistaient moins au virus. On vit même une femme de deux-cents kilos descendue au bout d'un cable par son balcon parce que le lit ne passait pas par l'escalier. Phil ne comprenait pas pourquoi, ce qui avait le don de l'agacer. Il en avait même parlé à son ami Hubert, qui est scientifique dans l'aviation, ainsi qu'à sa femme de ménage, sans succès. La réponse vint finalement, de façon très inattendue, d'une amie de la femme de ménage, voyante de son état.

D'après la voyante, on savait déjà depuis longtemps que "on est foutus, on mange trop". Puis la mode était venue que le gras n'était pas laid, que les gras avaient le droit de vivre, de bien s'habiller, et même de se trouver beaux, qu'ils étaient en réalité une forme de la diversité ; et cela avaient encore aggravé le problème. C'est là que la révélation de la voyante devenait intéressante. D'après elle, la couche de gras dont l'humanité s'était recouverte progressivement au fil du temps avait sans doute fini par faire dévier dangereusement la trajectoire de la terre. Celle-ci, poussée à bout, avait donc réagi en se secouant pour se débarrasser d'un peu de ces corps gras, comme un chien secoue son pelage poussiéreux ou mouillé, ce qui avait sans doute eu pour conséquence de libérer le virus.

J'ai dit à Phil que l'idée était originale, mais qu'il devrait peut-être laisser un peu tranquilles un moment ses bouteilles de "single malt", et que vivement qu'ils rouvrent le port après la peste pour qu'il puisse retourner naviguer.

En attendant, on voyait maintenant les camions semi-remorques frigorifiques s'installer, bien rangés les uns contre les autres au pied des grands hopitaux de New-York A l'intérieur des menuisiers installaient des étagères en bois prêtes à accueillir les cercueils. Aussitôt plein, chaque camion conduirait sa cargaison à la crémation. La ville prévoyait pour l'instant entre cent et cent-quarante mille morts. Il y avait déjà un mort toutes les trois minutes. Alors on construisait un hopital de tentes à Central Park, et un bateau infirmerie arrivait dans la baie. L'Amérique voyait décidément toujours les choses en grand et était en avance sur tout.

L'industrie de la finance étant devenue internationale, celle de l'escroquerie l'était devenue aussi : les offres de fourniture de matériel aux hopitaux et aux pharmacies avec demandes de virements se multiplièrent, évidemment sans livraison au bout. D'autres allaient plus vite et cambriolèrent donc directement certains hopitaux pour revendre le matériel à d'autres. La peste était donc bien en train de se répandre.

Chez nous il fallait parfois faire accompagner les infirmières par un garde du corps, le soir, jusqu'à leur domicile. Et l'on n'avait plus assez de masques pour se protéger, plus de savon pour se désinfecter, et presque plus de respirateurs pour faire survivre les malades intubés. Phil me dit que son voisin Francis lui avait dit que c'était normal : les Chinois avaient tout celà parce qu'ils en fabriquaient. Nous, on ne fabriquait plus rien dans nos villes et nos campagnes ; les usines et les ateliers avaient été fermés partout, comme à La Garennes, le pays de Phil et Vincent. Francis avait continué en disant qu'on ne pouvait pas être bon partout et qu'on ne pouvait pas tout avoir : nous on avait les black blocs, qui savaient cramer les radars, les péages d'autoroutes, les banques et les préfectures. Phil lui avait dit qu'il exagérait. Mais pendant ce temps le virus gagnait. Un entrepôt frigorifique fut donc réquisitionné au marché international de Rungis pour loger les cadavres avant de les enterrer. A Madrid il fallut transformer trois patinoires en morgues. C'était glaçant.

Et après une accalmie le dimanche, jour du Seigneur, ou peut-être grâce au pape qui avait béni les rameaux, le nombre de morts repartit à la hausse, de 357 à 605 lundi 6 avril dans les hopitaux, plus 200 en maisons de retraite. Pour pâques, les cloches s'apprêtaient à sonner le glas.

 

 

 

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